mercredi 8 mars 2017

KONRAD LORENZ 3: l'agression, une histoire naturelle du mal (1963 )

Le livre le plus connu de Lorenz, à cause des polémiques pour la plupart artificielles, qu'il a déclenché. Disons ce qui est: Lorenz était dans le collimateur de la communauté intellectuelle juive et en opposition frontale avec l'école de pensée dominante du moment. Personne ne contestait ses théories et observations tant qu'elles se cantonnaient aux animaux mais la transposition à l'humain lui a valu bien des déboires...
Autant juger sur pièce:

Ca commence curieusement par une longue description du spectacle faussement idyllique de la vie dans les récifs coralliens. 31 pages pour introduire la notion de Relation Inverse entre densité des individus d'une même espèce et agressivité, liée à la défense d'un territoire.
Puis rappel de quelques vérités de base sur la nature de l"'agression" dans la Nature:
. Les espèces qui ne se font pas concurrence pour les ressources sur un territoire donné, celles qui occupent des niches écologiques distinctes, ne s'agressent pas entre elles: les Lions n'attaquent pas les crocodiles. ( Contrairement aux sculptures de Baryé...)
La prédation inter-espèces est un phénomène équilibré.
p.34: "Jamais cette espèce de combat entre celui qui mange et celui qui est mangé ne finit pas l'extermination de la proie par l'animal chasseur [...] sans quoi les derniers lions seraient morts de faim longtemps après avoir exterminé le dernier couple d'antilopes ou de zèbres capables de procréer".
. du point de vue Darwinien, la célèbre formule de la "survie du plus fort" ( survival of the fittest ) s'applique de manière imagée entre espèces mais surtout de manière littérale entre individus d'une même espèce.
Le passage de l'agressivité "inter" à "intra-espèce est rendu possible par la similarité des mouvements mis en jeux ( les mêmes partons moteurs, en langage Lorenzien )...
p.34: "...le mouvement du lion saisissant une proie avec sa patte est le même que quand il donne une correction à un rival." 
... mais répondent à des motivations profondément différentes: "...le chien se jetant avec passion sur un lièvre a la même expression joyeuse et attentive qu'en disant bonjour à son maître" sous entendu: pas la même que quand il agresse un chien rival.

Grâce à la sélection naturelle, ne subsiste que ce qui est " bon pour la survie" ou "pas assez mauvais" pour la compromettre, l'agression intra-espèce doit donc avoir des qualités évidentes.
qui sont:
.effet optimisateur 1) Il est toujours avantageux pour l'espèce que de deux individus, ce soit le plus fort qui occupe le territoire et féconde la femelle.
.effet optimisateur 2) " Il est utile que les individus soient répartis aussi régulièrement que possible dans l'espace vital disponible" p.40

Pour obtenir ce résultat, on peut laisser les individus se battre continuellement mais, p.48, "le même résultat peut être obtenu [...]sans agressivité : il suffit que deux animaux de la même espèce ne puissent se supporter pour qu'en conséquence ils s'évitent." d'où la solution de la territorialité, adaptée aux espèces à faible densité.
L'homme est certes aujourd'hui une espèce à forte densité d'individus pour une surface donnée, nous sommes une espèce fondamentalement sociale, mais pas comme les fourmis; nous avons commencé en petits groupes sociaux, nomades. Dans ces conditions, "aucun doute que la sélection favorisée par ce comportement combatif n'ai produit des défenseurs de troupeaux et de familles robustes et vaillants". p.49.
L'effet optimisateur "1" de la violence intra-spécifique est à la base de toute structure hiérarchique et donc de toute société.
p.49: "...la défense de la famille - qui est une forme de confrontation avec le milieu extra-spécifique - a produit la lutte entre rivaux et celle-ci à son tour les mâles guerriers".

Ce qui amène à la vision paradoxale de la société vue comme un défaut intrinsèque d'un mécanisme de sélection naturelle. Citation de Oskar Heinroth, p.51 " A côté des plumes du faisan argus, le produit le plus stupide de la sélection intra-espèce est, en occident, le rythme de travail de l'homme civilisé".
Lorenz: "Pour des raisons faciles à comprendre, l'Homme est tout particulièrement exposé aux effets néfastes de la sélection intra-spécifique. Comme aucun être avant lui, il s'est rendu maître de toutes les puissance hostiles du milieu extra-espèce. Après avoir exterminé l'ours et le loup, il est devenu effectivement son propre ennemi: Homo homini lupus".
La sélection intra-spécifique est pourtant un mécanisme  auto-stable mais seulement en situation de pression extérieure appliquée à l'espèce considérée. C'est même un processus qui, en menant à la constitution d'un "classement" entre les individus, fini par être bénéfique aux individus, "en moyenne", parce que les individus ne se confrontent qu'entre rangs" voisins" - donc "sans trop d'écarts de force" entre combattants - car les individus des rangs supérieurs protègent ceux des rangs inférieurs contre les rangs intermédiaires.
or, p.55, "plus une espèce animale évolue, plus grand en général est le rôle que jouent l'expérience individuelle et l'apprentissage". Les individus les plus forts, les plus agressifs, protègent donc les vieux et les faibles, les premiers pouvant ainsi transmettre leur savoir acquis à tous les autres mais aussi aux plus faibles, la quasi totalité des individus profitent de ce mécanisme et l'espèce voit ses effectifs et donc son "succès évolutif" augmenter.
Jusqu'au point où le milieu extra-espèce est vaincu et que, passé ce point de non retour, les dispositifs intégrés de régulation du mécanisme soient débordés. 
A ce stade, p.59, " un tout petit changement [...] dans les conditions peut complètement déséquilibrer les mécanismes du comportement inné".
p.60, à propos de l'agression: "c'est la spontanéité de cet instinct qui le rend si redoutable".

L'agressivité envers nos semblables est donc profondément ancrée en l'Homme, elle est même à la base de notre succès en tant qu'espèce. Même si les principes actuels démocratiques et sociaux "nous empêchent de reconnaître que les êtres humains ne sont pas nés égaux et que tous n'ont pas les mêmes chances de devenir des citoyens idéaux" p.61.

Parce que l'agressivité est un des patrons moteurs ( les instincts ) fondamentaux de l'individu, la vie en société pose inévitablement le problème de l'expression de cette agressivité. En captivité "expérimentale", en l'absence d'autres mâles à combattre, certains poissons se retournent contre leur femelles et les tuent. ( Pensez à l'"expérience" inverse, dans les prisons...)
D'où l'attraction universelle pour les comportements à risques ( redirection de la violence vers soi-même ), les loisirs et les "passions" ( activités dérivatoires ) et le "besoin" de boucs émissaires ( projection de la violence à l'extérieur du groupe ou concentration sur une partie réduite du groupe ).

p.66: "Comprendre le mécanisme physiologique de ce phénomène extrêmement pénible nous empêche d'assassiner notre ami mais n'adoucit pas notre souffrance." ( mince alors! )

Heureusement, p.67, "...la sélection naturelle se contente rarement d'une seule méthode. L'essentiel [...] est de jouer sur plusieurs tableaux à la fois pour obtenir une sécurité double ou triple pour le même problème". Les comportements naturels sont plastiques et la proximité entre patrons moteurs permet des détournements et des ritualisations qui permettent, tout en conservant les mouvements, de s'écarter 1) de leur finalité originelle et 2) de leur donner des significations différentes à comportement égal, entre espèces par exemple.
p.76/77: l'exemple fascinant d'une espèce de mouche dont les mâles offrent des cadeaux types brindilles à leurs femelles. A l'origine - attestée par le comportement d'espèces voisines - les femelles très agressives et plus grosses dévoraient les mâles lors de l'accouplement, puis les mâles se sont mis à offrir de la nourriture - petites proies - aux femelles en prélude au sexe et une fois celles-ci "habituées", de simples "cadeaux" à la place de la nourriture...
Effet pervers du mécanisme: l'habitude devient une coutume qu'on ne peut enfreindre sans être saisi de peur et victime de "blocages".
Ce qui entraîne l'apparition de mécanismes de "médiation" supplémentaires, comme fumer le calumet de la paix, geste symbolique de temporisation, devenu source de notre tabagisme massif.
Un attachement positif se crée progressivement pour ces rites et cette "pompe", qui deviennent indispensables à la satisfaction du besoin d'origine.
p.85: " L'intensité de ce sentiment fait que nous apparaissent comme des valeurs les produits de notre culture".
p.267: "... ce n'est pas l'amour pour l'autre être humain [...] qui active votre sentiment d'abnégation, c'est l'amour d'une norme traditionnelle de comportement social évoluée avec la culture."

Il y a ici analogie totale entre le comportement animal et la vie culturelle humaine :
p.86: " Dans les deux cas, un mode de comportement sert d'abord [...] à composer avec le milieu extérieur pour acquérir ensuite une fonction entièrement nouvelle: celle de la communication et de l'information à l'intérieur de la communauté".
Revers de la médaille:
L'absence de l'"accessoire" ( par exemple: la politesse ) fini par être assimilée à une transgression d'un niveau bien supérieur, "malpoli" ou tout simplement "distant" deviennent "agressif"... ( Pensez à la convivialité "forcée" - leur sourire obligatoire, genre: "hellooo!" - des américains. )
p.90: "Le non conformiste est mis à l'écart comme "outsider" et [...] est persécuté de la façon la plus cruelle; une classe scolaire , une petite unité militaire peuvent en donner un bon exemple."
Observation grinçante, p.91, les rites d'appartenance "sont pour la plupart des exagérations de gestes de soumission." ( pensez aux week-ends d'intégration dans les écoles très sélectives. )

Tous ces mécanismes, malgré leurs dérives inhérentes, sont remarquables de simplicité et d'efficacité, puisqu'ils "contraignent les animaux à des comportements désintéressés [...] analogues à celui qui chez nous autres humains impose la loi morale" p.122.
Le problème étant que chez les animaux, l'équilibre des signaux indicateurs de rangs et de force respectives est toujours respecté, ce qui laisse au "perdant" la possibilité de s'en sortir sans trop de dommages. Chez l'homme, la force - de plus en plus écrasante - de l'individualité et nos capacités de projection ( jugement des autres ) et d'anticipation ( revanche anticipée ) empêchent de considérer une défaite comme "acceptable" ou "légitime". Et ce mouvement n'est pas prêt de s'arrêter...
Les individus - et par extension, des espèces entières - peuvent aussi "tricher" ( c'est à dire développer des stratégies alternatives ): si un comportement devient un marqueur fiable de rang et d'identité ( exemple: un chien adulte reconnait un "jeune" exclusivement par son comportement "de jeune" et tolère donc de sa part des écarts qu'il sanctionnerait violemment s'ils venaient d'un adulte. ), on peut "singer" ce comportement pour bénéficier de la marge de manœuvre à laquelle il est associé. ( Pensez aux comportements infantiles de certains humains adultes, à la mode des "adulescents" et au "jeunisme" en général... ).
Exemple animal, p.150/151: geste d'apaisement/soumission du babouin mâle vaincu par un "supérieur": présenter son "cul" et se laisser "chevaucher"= adopter l'apparence d'un comportement de femelle.

Plus le potentiel de dangerosité de la forme animale considérée est grande, plus forts sont les mécanismes qui empêchent l'agressivité intra-spécifique.
p.143: " Les animaux les plus sanguinaires - surtout les loups - font partie des êtres aux inhibitions anti-meurtre les plus sûres qui soient."

LE LIEN:
p.160 à 180:
Explication de l'apparition graduelle du Lien pré-social ( amour et amitié ) à travers les formes  animales d'organisation inter-individuelle:
.1) La bande anonyme, caractérisée par une proximité de confort, ex: les vols d'oiseaux migrateurs ou les bancs de poissons.
.2) La société sans amour: colonies et mêmes "couples" stables mais liés à la spatialité ( nids, territoires favorables ).
.3) Les micro-sociétés ou familles étendues: il y a une hiérarchie embryonnaire ( liée à l'âge et à l'expérience ) et même une solidarité entre membres mais aussi une agressivité extrême envers les autres groupes de la même espèce. Exemple: les rats.
.4) Le Lien:
p. 181: ..."le Lien consiste précisément en ces comportements qui révèlent objectivement un attachement mutuel. Nous appellerons une communauté unie par le Lien un groupe."
Le Lien suppose que les individus se reconnaissent entre eux, ce qui n'était pas le cas jusque là.
L'agressivité entre individus est vaincue par accoutumance pour former des paires puis par réorientation de cette agressivité vers les individus extérieurs au Lien.
p.205: "L'agression discriminatoire contre les étrangers et le Lien entre membres du groupe se renforcent mutuellement".
p.206: " Le principe du Lien formé par le fait d'avoir quelque chose en commun, quelque chose qui doit être défendu contre ceux du dehors, reste toujours le même, des cichlidés défendant un territoire commun ou leurs petits jusqu'aux scientifiques défendant une opinion commune et, plus dangereux encore, aux fanatiques défendant une idéologie commune. Dans tous les cas, l'agression est nécessaire pour renforcer le Lien."
Les rituels de séduction et de régulation à l'intérieur des couples évoluent à partir de mécanismes qui régulent l'agressivité entre semblables. Dans les premiers stades, il peut même y avoir confusion entre les deux en cas de signaux ou de situations ambiguës ( ou d'expérience d'éthologistes... )
Les rituels entre individus se répandent ensuite par imitation aux autres membres du groupe et on assiste à l'émergence de proto-cultures.

Conséquence accessoire mais inévitable: p.222: "...même au milieu d'une colonie très peuplée de membres des a propre espèce, un individu solitaire, qui n'appartient à aucun groupe [...] souffre atrocement de la solitude."

p.269 ( citation sublime ): " Nous souffrons tous dans une certaine mesure de contrôler nos penchants naturels par la morale responsable. Certains d'entre nous, abondamment pourvus d'inclinations sociales, ne souffrent presque pas mais d'autres, moins heureux, ont besoin de toutes leurs forces pour ne pas se heurter aux exigences sévères de la société moderne.
A ne jamais oublier...

Autre problème: la puissance du rituel peut devenir déraisonnable et mener à une régression vers le comportement d'origine qu'il fallait "réguler": exagérations et frustrations liées aux rituels peuvent "annuler" leurs gains en termes d'apaisement et faire réapparaître la violence.
Exemple "parfait" ( et glaçant...) les crimes conjugaux, dérive de l'attachement amoureux exclusif.
p.230: "...chaque véritable amour contient une grande mesure d'agressivité latente que ce lien ne fait que cacher, et au moment où ce lien se déchire naît cet affreux phénomène que nous appelons la haine. Pas d'amour sans agression ni de haine sans amour non plus;"
( bonne Saint Valentin à tout le monde...)
p.253: " Un paradoxe curieux veut que les dons les plus précieux dont l'homme dispose [...] ne sont pas tout à fait des bénédictions." ( et c'est rien de le dire...)

Comprenons nous bien: Le Lien, l'amitié et l'amour sont des "créations" récentes, quand leurs effets disparaissent, les organismes "régressent" vers leurs comportements antérieurs

Il y a une relation inverse entre "paix sociale" et "sentiments". Les animaux dépourvus d'agressivité intra-spécifique ne développent pas de liens d'attachement inter-individuels.

( avec les deux directions de la pensée émergente en prime, ou comment naviguer entre les Formes...)

Paradoxe "Lorenzien" de l'Humanité:
Les progrès de notre espèce sont tels que nous n'avons plus d'ennemis sur lesquels décharger notre agressivité: plus de concurrents "naturels"  et de moins en moins d'ennemis à l'intérieur de notre espèce même, "grâce" aux progrès de la Démocratie et à la globalisation. A un point tel qu'il est devenu "mal vu" d'exprimer de la colère ou de la frustration envers les "étrangers". 
p.267: "Il n'y a dans une communauté moderne aucune issue au comportement agressif."

Lorenz ne propose pas de solution révolutionnaire ( je n'en vois pas non plus, en dehors d'une meilleure compréhension de nous-même...) en dehors des "clichés" habituels: sports, arts, culture et sciences. 
Mais le livre se termine par une surprenante démonstration scientifique de l'"utilité" du rire ( comportement dérivé de l'agression - on voit les dents - support plastique et universel de lien, vecteur inépuisable de relativisme et source inépuisable d’apaisement. ( RIP Charlie...)

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